« Monsieur et cher éléphant,…. »

Quoi de plus logique pour illustrer mes deux dernières encres où l’Elephant est omniprésent que de vous faire partager un extrait superbe du livre de Romain Gary  » Les Racines du ciel »

 

hand of wisdom

 

the march of the elephants

 

Monsieur et cher éléphant,

 

Vous vous demanderez sans doute en lisant cette lettre ce qui a pu inciter à l’écrire un spécimen zoologique si profondément soucieux de l’avenir de sa propre espèce.
L’instinct de conservation, tel est, bien sûr ce motif.
Depuis fort longtemps déjà, j’ai le sentiment que nos destins sont liés.
En ces jours périlleux « d’équilibre par la terreur », de massacres et de calculs savants sur le nombre d’humains qui survivront à un holocauste nucléaire, il n’est que trop naturel que mes pensées se tournent vers vous.
À mes yeux, monsieur et cher éléphant, vous représentez à la perfection tout ce qui est aujourd’hui menacé d’extinction au nom du progrès, de l’efficacité, du matérialisme intégral, d’une idéologie ou même de la raison car un certain usage abstrait et inhumain de la raison et de la logique se fait de plus en plus le complice de notre folie meurtrière.
Il semble évident aujourd’hui que nous nous sommes comportés tout simplement envers d’autres espèces, et la vôtre en particulier, comme nous sommes sur le point de le faire envers nous-mêmes.

[…]

Les droits de l’homme sont, eux aussi, des espèces d’éléphants.
Le droit d’être d’un avis contraire, de penser librement, le droit de résister au pouvoir et de le contester, ce sont là des valeurs qu’on peut très facilement juguler et réprimer au nom du rendement, de l’efficacité, des « intérêts supérieurs » et du rationalisme intégral.
Dans un camp de concentration en Allemagne, au cours de la dernière guerre mondiale, vous avez joués, monsieur et cher éléphant, un rôle de sauveteur.

 

Bouclés derrière les barbelés, mes amis pensaient aux troupeaux d’éléphants qui parcouraient avec un bruit de tonnerre les plaines sans fin de l’Afrique et l’image de cette liberté vivante et irrésistible aida ces concentrationnaires à survivre.
Si le monde ne peut plus s’offrir le luxe de cette beauté naturelle, c’est qu’il ne tardera pas à succomber à sa propre laideur et qu’elle le détruira.
Pour moi, je sens profondément que le sort de l’homme, et sa dignité, sont en jeu chaque fois que nos splendeurs naturelles, océans, forêts ou éléphants, sont menacées de destruction.

 

Demeurer humain semble parfois une tâche presque accablante ; et pourtant, il nous faut prendre sur nos épaules au cours de notre marche éreintante vers l’inconnu un poids supplémentaire : celui des éléphants.
Il n’est pas douteux qu’au nom d’un rationalisme absolu il faudrait vous détruire, afin de nous permettre d’occuper toute la place sur cette planète surpeuplée.
Il n’est pas douteux non plus que votre disparition signifiera le commencement d’un monde entièrement fait pour l’homme.

[….]

C’est ainsi, monsieur et cher éléphant, que nous nous trouvons, vous et moi, sur le même bateau, poussé vers l’oubli par le même vent puissant du rationalisme absolu.
Dans une société, vraiment matérialiste et réaliste, poètes, écrivains, artistes, rêveurs et éléphants ne sont plus que des gêneurs.

 

Je me souviens d’une vieille mélopée que chantaient des piroguiers du fleuve Chari en Afrique centrale.
« Nous tuerons le grand éléphant

Nous mangerons le grand éléphant

Nous entrerons dans son ventre

Mangerons son coeur et son foie… »

 

(..) Croyez-moi votre ami bien dévoué.

 

Romain Gary

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